La brouette de Rostand




Tel un prince héritier qui se déguise et rôde
Afin de démasquer l'injustice et la fraude
Dans les états du Roi, son père,Tel,
Jésus, reprend parfois son jeune front mortel,
Quitte en secret le firmament du Dieu, Son Père
Et blond, s'en vient un peu voyager sur la Terre
Télémaque divin, que comme un vieux Mentor,
Le Bon saint Pierre, ôtant son auréole d'or
Pour n'être pas trahi par ses feux, accompagne.
Un jour, ayant battu longuement la campagne,
Le Seigneur et le Saint,on était en hiver,
Firent halte en un bois, dont le feuillage verre
N'était plus sur le sol que de l'humus rougeâtre.

Saint Pierre eût bien voulu s'asseoir au coin d'un âtre
Et chauffer ses vieux doigts, mais la seule maison
Qui leva le chapeau de chaume à l'horizon
Ne penchait pas au vent la plume de fumée
Qui fait rêver bon gîte et soupe parfumée.
Donc, ce bois valait mieux. D'autant que le Soleil
y donnait.Un soleil, pas bien chaud, c'est vrai,
Timidement vermeil. Mais tout de même,
Point trop à dédaigner dans ce matin si blême,
Et Pierre, tout fourbu d'aller par les chemins,
S'étant assis, tendait vers ce Soleil, ses mains
Et les dégourdissait dans sa lumière rose,
Cependant que Jésus, rêvait, à quelque chose,
Debout, et ne sentant ni fatigue, ni froid.

Pierre cria soudain :" Maître, fils de mon Roi,
Regardez ! Regardez cette femme !
N'est-elle pas stupide ou folle ? Sur mon âme,
Elle veut ramasser du Soleil. Voyez-là !"
Jésus leva les yeux. Une femme était là
Des ces vieilles des champs au dur profil de chouette,
Et la vieille, devant une énorme brouette,
Se tenait au milieu du sentier, à l'endroit
Qu'éclairait un rayon de soleil, tombant droit,
Et sitôt qu'il venait dorer son véhicule
La vieille tentait la chose, ridicule,
D'emporter le soleil, et tirait au brancard,
Bien vite ! Mais, au moindre des écarts
Qu'elle faisait du point frappé par la lumière
Le soleil s'échappait de la brouette. Et Pierre
Se divertissait fort à regarder ce jeu :
La capture, d'abord, du beau rayon de feu
Entre les haies boueux et gris, qu'il illumine,
Puis la fuite rapide... et la piteuse mine
De la vieille pauvresse, interdite un moment,
Mais qui recommençait, bientôt, patiemment,
Sans comprendre pourquoi, dès qu'elle rentrait dans l'ombre
Elle ne tirait plus qu'une brouette sombre.
"Est-elle simple, Dieu? Voyez ce qu'elle fait !
Bon... elle recommence !" Et Pierre s'esclaffait.

Mais voici que Jésus dont l'intérêt s'éveille
S'approche, et doucement interroge la vieille.

"Femme, que fais-tu là ? N'as-tu plus ta raison ?
Il règne un froid terrible en cette âpre saison
Et je ne comprends pas, ô femme, que tu veuilles
Plutôt que ramasser du bois sec et des feuilles,
Ramasser ce rayon, à peine réchauffant..."

"C'est pour le rapporter à mon petit enfant"
Dit la femme, en levant le front. "Je suis l'aïeule
D 'un pauvre enfant malade à qui je reste seule
Car cet hiver, le père et la mère sont morts.
Pour Travailler, mes bras ne sont plus assez forts,
Je ne peux que glâner, et ce travail-là, chôme
Et l'enfant va mourir sous notre triste chaume,
Sans même avoir connu ces douceurs, ces bonbons,
Qui font sourire encore les petits moribonds.
Ne pouvoir pas gâter, alors qu'on est Grand-mère,
C'est dur... que lui donner ? Je ne savais que faire.
Mais voici qu'il me dit, ce matin au réveil,
Je serais bien content si j'avais du soleil.
Car le soleil, jamais n'entre dans ma chaumière
Et mon petit enfant est privé de lumière !
Alors, voyant qu'ici le soleil avait lui,
Je viens en ramasser un bon morceau, pour lui."

Et la vieille reprit avec foi sa besogne.
Quand il se sent ému, Saint Pierre se renfrogne.
Il dit "elle est stupide ! elle ne voit donc pas
Que son soleil s'en va dès qu'elle fait un pas !
Cette vieille cervelle est dure comme pierre
Et ne comprend plus rien ! Mais Jésus dit à Pierre,
Pensif, ayant rêvé sur cette femme un peu,
"On ne sait pas ce que l'amour des simples peut"

Mais n'ayant pas compris toute cette parole
Saint Pierre répétait "Mais cette femme est folle,
Seigneur, elle est folle ! ".
Soudain, il s'arrêta,
Presqu'aussi confondu que quand le coq chanta ;
Car la vieille maintenant, marchait sous les branches,
Et les rayons restaient entre les quatre planches
Et les rayons dans l'ombre, étincelaient encore,
Et paraissant pousser, devant elle, un tas d'or,
Sans s'étonner, la vieille, impassible et muette,
Emportait le soleil dans son humble brouette.

Edmond Rostand


Commentaires

  1. Excellent!
    merci pour ce partage
    amicalement
    www.lepalmierreveur.kegtux.org

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  2. Je suis heureuse de retrouver ce poème que ma mère me récitait, par cœur et avec beaucoup de cœur, lorsque j'étais enfant. Je le demandais et le redemandais souvent.
    J'ai 66 ans, et je ne savais où le retrouver, n'en ayant jamais connu l'auteur.
    Un grand MERCI de l'avoir mis en ligne!

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